13 mars 2025-Technique

Bordeaux 2024, un millésime sous haute surveillance

L’année 2024 aura été marquée par une importante humidité qui a impacté le vignoble de Bordeaux. Avec 70% de plus par rapport à la pluviométrie moyenne de ces dix dernières années, les vignes ont été particulièrement malmenées au printemps, et les conséquences sur la récolte notables. Une saison viticole éreintante, des vendanges éprouvantes sous une météorologie incertaine, les vins du millésime 2024 se révèlent malgré tout expressifs, équilibrés, sans excès.

Une pluviométrie importante qui impacte tout le cycle végétatif

Un hiver doux et humide

L’hiver est particulièrement doux, avec un nombre de jours de gel très inférieurs à la moyenne décennale (9 jours de gel en 2024, pour une moyenne décennale de 15 jours) et des températures moyennes de plus de 1,5°C au-dessus des moyennes de ces dix dernières années. Parallèlement, l’hiver est marqué par des précipitations extraordinaires avec un cumul d’environ 390 mm, soit de 80% de plus par rapport à la moyenne depuis 2000. Le débourrement est ainsi précoce et se montre, dès la fin du mois de mars, particulièrement généreux en pousses. On observe à ce moment environ 10 jours d’avance, mais la situation est très hétérogène : l’excès d’eau dans les sols a provoqué un mauvais fonctionnement de la plante par endroits.

Les conditions douces et humides sont favorables au développement de la vigne et de ses parasites. Les premiers symptômes se sont manifestés très tôt : dès le stade 3 à 5 feuilles étalées, on a pu le constater sur feuilles, et même sur rameaux. La virulence de la maladie nécessite un travail précis, impose aux équipes un rythme effréné pour maintenir un état sanitaire satisfaisant, tout en appliquant les itinéraires techniques qui respectent leurs objectifs environnementaux (culture raisonnée, biologique, biodynamique).
Dans le même temps, les températures assez fraîches (elles restent rarement au-dessus des normales de saison) ralentissent la croissance végétative. A quelques jours de la floraison, la précocité qu’on observait en début de saison n’est plus d’actualité.
La floraison est plutôt hétérogène ; les parcelles plus âgées sont plus impactées que les parcelles de jeunes vignes. La difficile floraison, avec des symptômes de coulure et de millerandage, le mildiou sur grappes, un manque certain de soleil, une ambiance tropicale, conduisent parfois à une importante perte de récolte.

Un été marqué par des températures et des pluies modérées

La contrainte hydrique est modérée, favorisant ainsi l’accroissement des baies en juin, qui se révèlera salutaire pour leur poids, d’autant que le mois de septembre sera très humide. L’été s’amorce début juillet avec un cumul de température qui permet un bon développement des grappes, favorable à la véraison. Nous rentrons maintenant dans un millésime clairement tardif, avec un retard de plus d’une semaine à la véraison par rapport à la moyenne décennale.
La synthèse des polyphénols se déroule sous des conditions estivales chaudes et sans excès (peu de pics de température à noter, comme nous y étions accoutumés ces dernières années). Les nuits fraiches favorisent la synthèse des composés aromatiques, aussi bien en blanc qu’en rouge. 

Un millésime tardif, une récolte alternée

Le début du mois de septembre est marqué par une succession de perturbations orageuses générant un cumul de précipitations de plus de 100 mm.  Les nuits fraîches, les journées ventées et ensoleillées qui font suite à des épisodes orageux, permettent de conserver un vignoble dans un état sanitaire acceptable. En réalité, ce millésime 2024 aura mis du temps à mûrir : il a clairement manqué de jours d’ensoleillement pour qu’on aborde la récolte avec une trop grande décontraction. En effet, la succession de périodes pluvieuses et d’épisodes ensoleillés, a décalé et repoussé la combinaison des maturités phénolique, aromatique et technologique.
Les épisodes pluvieux se poursuivent et contraignent parfois à récolter sous des conditions difficiles.
Les premiers sauvignons blancs sont ramassés début septembre avant les premiers épisodes pluvieux. Ils étaient très aromatiques, avec des teneurs en alcool potentiel autour de 12,5-13 degrés.
Nous avons fait le choix de laisser les sémillons, encore trop neutres, mais en les effeuillant drastiquement. Ils ont pu se maintenir dans un bon état sanitaire et prendre la fenêtre de soleil des 15 premiers jours de septembre.

Les sémillons ont été récoltés vers le 9 septembre, dorés, autour de 12-12,5 degrés, souvent en une seule trie.
On ramasse ensuite les premiers merlots entre le 12 et le 16 septembre ; puis les cabernets, quand cela a été possible de les attendre, autour du 2 octobre.
Les vendanges s’enchainent de façon saccadée, au rythme de la météo et de l’évolution des parcelles. Nous découpons les unités de terroir, trions les raisins de façon méticuleuse (les tables de tri ont été de ce point de vue de formidables outils), pour ne conserver que le meilleur. Alors que les rendements étaient déjà impactés par les accidents physiologiques et le mildiou, le tri a réduit de façon significative la quantité de raisins encuvés (10% de perte en moyenne). Ce fut néanmoins indispensable pour sélectionner des raisins sans trop de verdeur ni de caractère végétal, l’un des risques majeurs de ce millésime. Les raisins demeurent moyennement concentrés, mais mûrs.

Les terroirs d’argile encaissent mieux les conditions climatiques du millésime

Les sols argileux, moins filtrants que des sols sableux, toujours capables de retenir d’importantes quantités d’eau et de la redistribuer de manière progressive, s’en sortent toujours mieux dans ce contexte météorologique. En effet, les raisins sur argiles se gorgent moins rapidement d’eau tout au long de la maturation. Ce paramètre va nous permettre d’orienter nos choix techniques lors de la récolte et des vinifications. Il faut aussi noter que le cabernet sauvignon et cabernet franc, cépages plus tardifs et plus résistants, ont pu bénéficier des fenêtres d’ensoleillement de la fin septembre et du début du mois d’octobre, notamment les cabernets ramassés après le 5/10.

En cuves : des jus expressifs, des vins sans excès

Après le savoir-faire des viticulteurs, le savoir-faire des vinificateurs a été tout aussi décisif. La dilution provoquée par les pluies d’automne se maîtrise facilement, en rééquilibrant les ratios entre le marc et le jus. L’éclat aromatique sur les premiers jus est marquant et sera une des caractéristiques clé de ce millésime. Les teneurs en alcool sont modérées. Pour les blancs, la sélection des jus lors du pressurage a été une étape fondamentale dans la recherche de qualité. Les premiers jus sont dilués alors que les derniers sont plus aromatiques, plus riches et structurées. Le brassage des bourbes avant le début des fermentations nous a permis de révéler une quantité importante de composés aromatiques.

L’assemblage sera essentiel dans la création des crus pour réaliser des 2024 éclatants et séduisants.
Les macérations sous marc des rouges laissent se dessiner au fil des jours des vins tendres, accessibles, sans excès. Dès à présent, l’expression des différents terroirs est très lisible et reflète la diversité de comportement des sols viticoles. Dans ce contexte, tout l’enjeu de la vinification a été de travailler la structure et le milieu de bouche. Il a fallu éviter la fluidité, sans extraire une puissance que le millésime n’avait pas. Ni dureté d’un côté, donc, ni opulence de l’autre, il s’est agi de trouver ce subtil équilibre qui fait la grande caractéristique de Bordeaux.

Sur le plan viticole, le millésime 2024 aura été particulièrement éreintant : les vignerons n’auront connu ni trêve ni répit, ils auront été fatigués et particulièrement stressés par des conditions très incertaines, avec une alternance permanente de pluie et beau temps, sans que ce dernier ne s’installe durablement et tranquillise les esprits. Il aura fallu accompagner les équipes avec sang-froid et objectivité, en restant positifs et encourageants. Et en 2024, c’était un vrai défi pour les œnologues conseils que nous sommes !

Si la notion de millésime est une composante fondamentale des vins de Bordeaux, il ne faut pas oublier que nous sommes en 2024. L’œnologie a fait sa révolution dans les années 2000 et la viticulture que nous qualifions maintenant de viticulture de précision ne laisse, aujourd’hui, pas de place à des « ratés » comme il pouvait y en avoir il y a 45 ans et plus…

2024 est élégant, équilibré, aromatique. Il n’est ni solaire, ni puissant, ni opulent. Et c’est ainsi qu’on peut décrire les vins de Bordeaux contemporains !