13 December 2022-Technical

Millésime 2022 à Bordeaux : une viticulture du 21ème siècle en marche

Encore une année inédite ! S’il est vrai que les vignerons ont encore une fois fait face à une situation climatique tout à fait extraordinaire – ce millésime 2022 semble s’achever mieux qu’il n’était parti. Le point à Bordeaux, avec Julien Viaud, œnologue associé principal du Laboratoire Rolland & Associés.

Comment s’annonçait le millésime 2022 dans la région bordelaise ?

L’automne puis l’hiver ont été particulièrement secs (on observait déjà un déficit de 35% en eau), assez doux, le mois de février a même été plutôt chaud (2,2 degrés au-dessus des normales saisonnière). Cette douceur hivernale, responsable d’un débourrement précoce fin mars, a eu cette année encore des conséquences dramatiques, provoquées par le gel de printemps (du 2 au 5 avril). Dans la nuit du 2 au 3 avril, on observe jusqu’à -7°C, dans des zones assez localisées. Les dégâts sont variables, et accentués dans les secteurs dits gélifs (bas de parcelles, proximité des bois) ; certains vignerons ont eu recours aux moyens de protection disponibles (éoliennes, bougies notamment) pour protéger leurs parcelles. Si par endroits le gel a impacté près de 50% des vignes, on peut difficilement parler d’accident climatique qui aurait entaché toute la Gironde, comme ce fut le cas en 2017 et dans une moindre mesure en 2021. Ce gel fut assez précoce dans la saison, et les contre-bourgeons se sont développés rapidement. Même si ces bourgeons secondaires sont moins fertiles et que cela signifie souvent une baisse de volume, le cycle végétatif a néanmoins démarré de façon décalée, mais favorisé par la belle arrière-saison que nous avons eue finalement. 

Quels impacts auront eu les canicules répétées des mois de juin, juillet et août sur le millésime ?

Difficile en effet de ne pas avoir remarqué ces épisodes climatiques répétés en juin, juillet puis août, avec des températures très élevées, jusqu’à quatre degrés au-dessus des normales, et plusieurs jours d’affilée. A ce titre, ces trois dernières années (2019, 2020 et 2021), on observait 19°C de moyenne en juin, contre 22°C en 2022. Chaud et sec (il manque 150 mm d’eau de l’été par rapport aux dix dernières années, conjugués au déficit hydrique de l’hiver), voici deux des principales caractéristiques du printemps et de l’été 2022.

La véraison a lieu entre le 8 et le 10 juillet pour les plus précoces (jeunes vignes à Pomerol, Graves de Pessac), mais plus généralement fin juillet. La vague de chaleur mi-juillet a bloqué la véraison par endroits : la vigne a retenu son souffle, la photosynthèse a été ralentie, les organismes mis à rude épreuve. Cependant, les conséquences de cet été caniculaire ne seront pas du tout les mêmes qu’en 2003.

Certes la production de composés phénoliques et la petite taille des baies sont des facteurs physiologiques limitant de flétrissement. Il faut surtout souligner que la viticulture a depuis 20 ans énormément évolué. Elle a dû s’adapter à la nouvelle donne climatique. Les équipes sont aujourd’hui soucieuses des équilibres, cherchent à recréer la vie dans les sols, structurent la matière organique pour une meilleure alimentation des plantes, créent un complexe argilo-humide favorable pour que les sols soient aérés et pas compacts. De toute évidence, les vignes dont les sols ont été travaillés dans cet esprit ont beaucoup mieux résisté aux à-coups de chaleur. Les raisins sont ainsi plus équilibrés, moins déshydratés, les arômes plus frais, moins pruneaux.

On doit clairement tirer un grand coup de chapeau à ces vignerons, à leurs équipes, qui ont dû anticiper (en prenant la décision de moins effeuiller par exemple), et qui se sont montrés plus précis, plus pointus encore dans leur travail.

Quand démarrent les vendanges dans la région et sous quels auspices ?

Certains blancs (Pessac, Graves) sont vendangés dès la mi-août, mais il faut d’abord dire que les vendanges 2022 se sont conduites dans des conditions extrêmement agréables, sans stress. On a pris le temps de ramasser à la carte, au gré des décalages de maturité, puisque la météo très clémente le permettait. Début septembre, on avait encore parfois d’importants décalages entre la maturité technologique (qui était là), polyphénoliques (qu’on a tardé davantage à obtenir) et aromatiques. Les peaux étaient encore épaisses, élastiques début septembre ; on a préféré attendre qu’elles s’assouplissent avant de vendanger. Dans cette période cruciale, on pistait l’évolution des équilibres entre l’alcool qui montait et les peaux qui pouvaient encore rester dures. La météo continuait d’être souriante, on n’a pas eu de pluie, pas de pression, rien ne semblait indiquer qu’il fallait ramasser ; cette année, on a vraiment dû pousser les vignerons à vendanger !

Quel a été l’enjeu des vinifications pour éviter de tomber dans la carricature du millésime solaire ?

Bien entendu, il ne fallait pas aller trop loin en vinification : ne pas trop extraire, se mesurer et se retenir ; à ce titre, on a joué une course de fond cette année, pas un sprint ! Les temps, les températures de macération ont été adaptés en fonction des éventuels blocages de la plante, de l’âge des vignes, etc. Quand on avait de beaux potentiels, on a surtout cherché la mesure et l’équilibre.

Les degrés, quant à eux, ne devraient pas être aussi affolants que dans les années dites solaires. Nous le soulignions, la conduite du vignoble a été adaptée aux conditions du millésime : la hauteur de palissage a souvent été abaissée pour avoir moins de feuilles, donc moins de photosynthèse, moins de sucre dans les raisins, et donc moins d’alcool. On a également moins effeuillé (pour avoir moins de concentration des baies), les porte-greffes sont aujourd’hui moins vigoureux, on enherbe davantage ; les équipes ont fait des choix décisifs – et efficaces – pour affronter ce type de climat. Elles sont beaucoup moins interventionnistes qu’autrefois.

Qu’est-ce qui aura été décisif finalement dans ce millésime ? Le gel ? La gestion de la sécheresse ? Les blocages de la plante ?

Un peu tout cela à la fois. Le gel d’abord, bien sûr, aura un impact sur le rendement. La présence d’argile également aura permis aux vignes de puiser des réserves d’eau en période de sécheresse. Mais on observe également que les vieilles vignes plantées sur des terroirs plus sableux mais à l’enracinement profond ont très bien passé l’épisode caniculaire. Globalement, les vignes sont restées belles à Bordeaux, feuillues pendant toute l’arrière-saison.

Et en dégustation, ça donne quoi le 2022 ?

C’est un vin riche, dense, avec une certaine puissance et onctuosité, mais qui ne me paraît pas lourd, comme l’étaient parfois les millésimes solaires d’autrefois. En 2022, on a cherché à conserver la tenue et l’acidité, l’aromatique plutôt fraîche qu’on avait au moment de la récolte. On est restés vigilants au moment des vinifications, on n’a pas voulu déséquilibrer les vins qui avaient une acidité naturelle, on a prolongé les macérations pour trouver le charme, on a construit une trame et une texture de milieu de bouche pour contrebalancer des alcools parfois plus élevés. Je crois vraiment que c’est un millésime taillé pour la garde : rendez-vous dans 10 ans !